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Origine du néolibéralisme

« Il faut s’adapter »

Ouvrage de Barbara Stiegler, Philosophe  (Galimard – NRF Essais)

Les études sur les origines du néo-libéralisme sont rares que, sans aucune retenue, j’ai puisé mes commentaires dans ce livre ainsi que dans les interviews de l’auteure lors du Forum Economique de Davos. (Radio Suisse Romande « Histoire vivante », janvier 2019)

Le retard de l’espèce humaine

D’où vient ce sentiment d’un retard renforcé par l’injonction permanente de s’adapter pour évoluer ? Il s’agit de survivre à un environnement instable, complexe, incertain, changeant très rapidement. L’accélération des innovations technologiques serait-elle seule en cause ? Le livre de Mme B. Stiegler révèle une pensée politique puissante et structurée, celle de Walter Lippmann. C’est lors du colloque « Lippmann » qui s’est tenu à Paris en 1938 que le mot « néo-libéralisme » a fait son apparition publique. Son nouveau libéralisme doit énormément à son interprétation de la théorie de l’évolution de Ch. Darwin.

Walter Lippmann, diplomate, journaliste et essayiste a fourni au néo-libéralisme sa matrice théorique avec son ouvrage « The good society » paru en 1937. (Traduction française : La cité libre) Cet ouvrage est le résultat d’une longue méditation politique intégrant de nombreuses influences.

Très tôt il prend position contre Herbert Spencer et ses outrances ultra-libérales : Laisser-faire, moins d’Etat et eugénisme (Darwinisme social). Il estime que la révolution industrielle, avec ses nouvelles technologies et l’accélération des flux, a créé une désadaptation qui explique les pathologies sociales et politiques aggravées par le « Laisser-faire» » Il faut donc re-penser l’action politique comme une intervention artificielle, continue et invasive sur l’espèce humaine en vue de la réadapter aux exigences du nouvel environnement.

Le gouvernement doit conduire un ensemble d’expérimentations  de grande ampleur pour surmonter le retard de l’espèce humaine sur sa propre évolution. Lippmann et tous les néolibéraux après lui théorisent une régulation de la société « par le haut » avec l’aide « d’experts » et les artifices du droit.

C’est alors qu’il croise un des plus grands penseurs américains : John Dewey qui ne partage pas du tout sa conception de « l’expérimentation » mais alors pas du tout ! Le conflit sur la démocratie et le sens de la révolution darwinienne opposera ces deux hommes durant des décennies. Tandis que JD  voit une évolution par la base, par l’intelligence collective des peuples, WL méprise les « masses » incultes et défend un changement par le haut, avec les fameux experts.

Pour W. Lippmann, c’est le peuple qui est en retard sur la science et les nouvelles technologies. Il discrédite les lenteurs (stases) au nom du flux et de l’adaptabilité.

Pour J. Dewey c’est la gouvernance qui est en retard, c-à-d. inadaptée et en décalage avec les aspirations du peuple, ses rythmes, ses habitudes, sa mémoire, ses affects, sa sociabilité.

La modernité n’a pas apporté toutes les preuves de sa fiabilité. Les théories économiques et sociales ont une vie très courte. Par contre l’espèce humaine, depuis 200’000 ans a montré sa résilience. C’est implicitement le sens de la vie et de son évolution qui est objet du débat.

Réadapter l’espèce humaine à la grande société

Vers 1910 les théories déterministes de H. Spencer et l’illusion téléologique consistant à fixer par avance un but ultime (telos) de tout le processus évolutif deviennent les cibles des philosophes W. James, H. Bergson et J. Dewey.

W. Lippmann va donc tenter de tirer profit des conséquences sociales et politiques de cette conception renouvelée du vivant. L’Amérique éclairée ne croit plus que le laisser-faire instaure automatiquement l’harmonie, l’égalité des chances et les libertés démocratiques. Sous l’impact des crises sociales, financières et des scandales de corruption qui se multiplient, elle réclame une régulation collective. 

La révolution darwinienne implique de rompre définitivement avec la conception statique, conservatrice et routinière de la politique en opposant, de manière réaliste, le dynamisme de la nature et de la vie et son imprévisibilité. De là découle une conclusion politique majeure : l’adaptation de l’espèce humaine ne pourra être que créatrice et interactive. Elle doit créer son environnement et le transformer continuellement pour le soumettre à ses besoins.

Lippmann va avancer sa théorie sur l’évolution de la politique par la sublimation des impulsions qui le mènera à des conclusions incompatibles avec la philosophie pragmatique de J. Dewey. Cependant les deux sont d’accords que la philosophie classique est restée aveugle à la réalité des impulsions. Les impulsions et les désirs sont la seule source d’énergie dont disposent les humains. Au lieu de vouloir les détruire par la répression lorsqu’elles sont mal « domestiquées » mieux vaudrait les  domestiquer ou les civiliser par une sorte de sublimation freudienne. Ainsi les prohibitions de la morale seront sublimées !

La néo-démocratie

Toute la question est de savoir qui peut bien devenir l’opérateur politique d’une telle sublimation ? Qui peut décider de ce qui est bon et ce qui est mauvais ? Une telle évaluation doit elle se faire sur un mode horizontal par l’action des citoyens et de leurs interactions sociales comme le souhaite J. Dewey ou au contraire par une logique verticale où l’Etat décide pour les citoyens par l’entremise de l’excellence des experts ? Pour Lippmann « la masse », est incapable de produire cette nécessaire sublimation des pulsions. C’est donc la logique verticale : l’Etat, les experts décideront comment réadapter l’espèce humaine… en se passant du contrôle des citoyens ! Serait-ce le premier symptôme de convictions anti-démocratiques chez W. Lippmann ?

En 1917, W. Lippmann ayant gagné la confiance d’un proche conseiller du nouveau Président W. Wilson, démocrate (alors qu’il avait soutenu la candidature du Président Théodore Roosevelt, républicain), il se voit confier la coordination d’un bureau chargé d’élaborer la politique extérieure américaine. Entouré d’une centaine d’experts en sciences humaines et sociales (Economie, histoire, géographie, psychologie etc.) ils vont dessiner les grandes lignes du monde d’après-guerre dans lequel l’Amérique sera appelée à jouer le rôle central de « Leader » du monde libre. On peut voir dans cette expérience une première forme de ce gouvernement des experts qu’il appelle de ses vœux et qui s’opposera frontalement au concept d’enquête et expérimentation démocratique défendue par les pragmatistes comme J. Dewey.

La propagande – Manufacture of consent

Le poids de la guerre donne aux experts une nouvelle forme de pouvoir. Leur travail confidentiel, hors de tout contrôle démocratique, va conduire tout droit à « The manufacture of consent » (La manufacture du consentement) qui n’est autre qu’un ensemble de techniques de propagandes. Chargé de développer ces nouvelles techniques W.L. s’empresse de clarifier qu’il ne s’agit pas de propagande sinistre, mais au contraire une éducation des troupes allemandes et autrichiennes en leur expliquant le caractère élevé et désintéressé des  buts de guerre américains.

En 1919, lors de la grande conférence de Paris chargée de négocier la paix, le Président Wilson, décidé à récupérer la gloire de la victoire américaine, débarque à Paris avec un milliers de conseillers. Incompétents pour la plupart, ils vont créer une immense confusion pendant les négociations. L’image positive que Lippmann se faisait de la propagande se retourne en son contraire. Tout le travail de l’enquête (14 points) est piétiné par les experts officiels. Pour complaire aux alliés, le traité de Versailles organise l’humiliation systématique et durable de l’Allemagne par les vainqueurs. Pour Lippmann c’est l’échec cinglant de l’engagement américain.

Alors que l’entrée en guerre en 1917 était perçue, en Amérique, comme le début de son glorieux leadership sur le monde, les années 1920 s’ouvrent sur une immense désillusion. La guerre n’a servi à rien. C’est le retour de la censure et de l’ordre moral ; la peur des rouges suscitée par la révolution d’octobre cristallise les opinions, les mouvements conservateurs triomphent. En Europe les gouvernements glissent vers des régimes totalitaires. Pour Lippmann tous ces phénomènes effroyables doivent nous inviter à réexaminer nos idées, y compris le credo démocratique selon lequel le citoyen serait compétent pour participer aux affaires publiques.

En 1922 il publie « Public opinion » avec des références à Platon, l’allégorie de la caverne. Les humains sont passifs, figés, enchaînés par nature. Cette fixité le convainc que nos capacités cognitives condamnent les humains à se faire une idée figée de la réalité. S’il reprend certains éléments de l’allégorie il en détourne complètement le sens. La sortie de l’opinion vers la lumière des idées est ignorée. Alors il reprend et amplifie sa thèse sur le retard de l’humanité. Balayées ses hésitations antérieures, il assume sa critique du modèle démocratique.

Comment cette fiction, cette croyance en l’efficacité de la démocratie a-t-elle pu s’imposer ? Il explique que les théories grecques sur la démocratie ont arbitrairement réduit la sphère du politique à la petite échelle du monde perçu c-à-d. la cité-Etat, autarcique et où les affaires publiques sont débattues sur la même agora par tous les citoyens, à égalité entre eux.

L’accélération brutale, à l’époque industrielle, de l’élargissement progressif de notre environnement, jusqu’à former une « Grande société » a définitivement changé la donne. Au modèle démocratique traditionnel qui accorde la souveraineté politique au peuple lui-même Lippmann substitue une nouvelle forme où subsiste une base élective, mais où la souveraineté est désormais dans les mains des représentants et des experts censés éclairer les décideurs. La souveraineté populaire est définitivement court-circuitée.

W. Lippmann relance l’idée d’une grande machine de pouvoir destinée à fabriquer, à une échelle industrielle, le « consentement des populations ». C’est le nouveau rôle dévolu aux démocraties ! Selon Public opinion la néo-démocratie n’a donc rien de « libéral » puisqu’elle se moque de la sphère privée, de la liberté de conscience, la liberté de penser, la vie affective ainsi que le cours des affaires dans les marchés.

En 1925 paraît « Phantom public » Sous la pression des critiques il adoucit sensiblement sa position en donnant au « consentement des publics » un rôle ponctuel d’ultime recours en cas de crise.

 L’adaptation après 1922

La solution eugéniste pour améliorer les capacités de l’espèce humaine est clairement rejetée par W. Lippmann. Pour lui la meilleure alternative, c’est l’éducation. Cependant l’information encyclopédique pour initier les citoyens  aux problèmes du monde se heurte à une capacité d’attention limitée du peuple et ne peut conduire qu’à une visite touristique des problèmes mondiaux. En outre les rythmes des changements  extérieurs (flux) sont incompatibles avec le rythme lent de la transmission pédagogique.

W. Lippmann trouve alors la solution : L’implication des citoyens sera dorénavant réduite au minimum. C’est le repli de l’individu sur son intérêt qui fournira le fil conducteur de cette manière de penser. Son intérêt concret c’est évidemment, son travail, sa consommation et sa reproduction.

J. Dewey critique le libéralisme et son postulat « atomiste » selon lequel l’homme est un produit fini, isolé, (ready-made) alors que Darwin nous enjoint d’abandonner de tels postulats. Selon lui c’est l’erreur majeure du libéralisme, une erreur dont W.L a de la peine à se défaire, car il croit encore que l’individu moyen est un élément passif d’une masse qu’il faudrait réadapter d’en haut.

Pour Dewey, c’est ce contresens du libéralisme classique qui a créé la fameuse antinomie entre l’individu et le social. La société est une modalité humaine de l’« association », phénomène universel que l’on retrouve dans toute la nature physique et biologique. C’est donc un fait évolutif naturel et déjà donné. Le libéralisme procède à l’envers : il se donne un individu tout fait et se demande comment émerge une association. (A mes yeux il paraît évident que l’individu est le fruit d’une association : le couple ! ) 

J. Dewey rejette dos à dos l’individualisme libéral et le collectivisme organiciste qui commettent la même erreur symétrique : celle d’opposer l’individu à la société. Si les individus n’arrivent plus à émerger, ce n’est pas le fait social qui est en cause, mais la domination d’un seul mode d’association, qui prive les nouveaux venus de l’expression de leurs potentialités. Le carcan de la famille ou de l’église est lourd, mais le libéralisme aussi, car il fait prévaloir une seule forme d’association : l’économique qui étouffe les formes alternatives d’interaction politique.

Malthus nous apprend que tout problème prend sa racine, non seulement dans le changement, mais dans la différence de rythmes du changement (hétérochronie). A la lumière de cette définition on comprend mieux pourquoi l’émergence de la Grande société qui se définit par la multiplication de changements interdépendants ne peut que produire une croissance exponentielle des problèmes pour tous les vivants.

La morale  

A travers la fable darwinienne de chats et de trèfles, Lippmann va rejeter l’universalité des notions de « bien et de mal ». Cette histoire raconte comment l’augmentation de la population de chats favorise indirectement la croissance de la population de trèfles : plus les vieilles dames nourrissent les chats, plus les chats éliminent les campagnols, plus les bourdons prolifèrent, plus le trèfle est fécondé et plus le bétail augmente. Du point de vue du mangeur de bœuf nous avons là un « ordre » intrinsèquement bon. Mais W. Lippmann propose, à la suite de Darwin, de varier les points de vue et d’adopter, par exemple, celui du campagnol.

Si vous êtes un campagnol, les droits et les torts seront différents dans cette part de l’univers. Que penserait un campagnol patriote d’un monde dans lequel les bourdons n’existent pas dans l’unique but de produire des larves blanches pour les campagnols ? Il lui semblerait qu’il n’y a ni loi ni ordre dans un tel monde.

Dans l’évolution du vivant rien n’est donc jamais bon ou mauvais en soi. Le darwinisme, en révélant la pluralité des points de vue, porte définitivement atteinte à la morale en général et, avec elle, aux prétentions à l’absolu de toutes les valeurs morales, sans exception. A travers cette histoire Darwin est saluée comme celui qui a eu la lucidité de congédier la conception téléologique (déterministe) de l’évolution qui prévalait depuis Lamarck. (Cette vieille conception permettait de sauver l’idée métaphysique d’un bien transcendant).

J. Dewey avait annoncé dès 1910 que cette révolution aurait des conséquences dans les domaines moral et politique.

Dorénavant W. Lippmann conteste toute approche morale des problèmes. La substance du politique c’est le conflit des normes et des standards. Or Darwin nous apprend que ces conflits de normes n’expriment rien d’autre que des « conflits d’intérêts ». Les fermiers des états du sud qui luttent contre les industriels du nord prolongent cette lutte biologique pour la survie que se livrent les chats et les campagnols. Il n’y a donc pas de légitimité morale dans les attentes des uns et des autres (Et si les droits des uns empiétaient sur celui des autres sans égalité de traitement, n’y aurait-il pas de légitimité morale à réguler les relations ? Evidemment  W.L. n’a pas perçu cet aspect interrelationnel)

En résumé le citoyen est avant tout un homme seul luttant pour ses intérêts privés, qui ne vise ni la « vie bonne » (Aristote) ni l’intérêt général ou la justice universelle (Les lumières), car il est incapable de saisir la société comme un tout.

A la veille de la crise de 1929, J. Dewey ne rejette pas le libéralisme, au contraire il en appelle à un nouveau libéralisme.

Vers un nouveau libéralisme

Après la crise financière de 1929, la réforme n’est plus une option, mais une nécessité.

Les crises sociales, économiques et politiques dans lesquelles le monde s’enfonce durant les années 1930 achèvent d’infliger un démenti cinglant à la fiction libérale en une harmonisation  spontanée des interactions économiques et sociales. L’échec massif du libéralisme économique conduit à l’abandon progressif des idéaux émancipateurs des origines, au profit d’une reprise en main autoritaire des sociétés.

Pour  W. Lippmann la grande nouveauté de l’entre-deux-guerres réside dans le fait que l’État a maintenant des responsabilités économiques. C’est le Nouvel impératif (1935). Dans ce nouveau rôle, selon lui, l’État a le choix entre deux solutions : le système d’économie dirigée ou collectivisme absolu et le système d’économie compensée qu’il appelle aussi collectivisme libre. Du collectivisme libre, il écrit : « sa méthode consiste à redresser la balance des actions privées par des actions publiques de compensation». Il accepte donc les idées interventionnistes de J.-M. Keynes. Il est bien conscient de la nécessité que l’Etat intervienne dans des domaines comme l’éducation, la santé et même l’environnement (création des parcs nationaux)

Pendant des années John Dewey et  W. Lippmann échangeront leurs idées, s’influençant mutuellement. Par exemple J.D. demande s’il n’a pas vu que les classes dominantes ont conservé leurs avantages acquis grâce au retournement de signification que le libéralisme a subi au cours du 19ème siècle ? Alors qu’il s’était donné pour mission historique de promouvoir la libération du nouveau, il est devenu l’instrument de domination par excellence des immenses forces conservatrices. Celles-ci, favorisant la concentration industrielle et le contrôle des institutions, a rendu les individus incapables d’agir sur le cours des affaires sociales. Dans la plupart des pays, le terme libéralisme est associé au conservatisme et à la défense des intérêts privés ; seuls les Etats Unis, dans le sillage de H. Spencer, continuent de l’associer au progrès social et se sont mis à « retarder »  en continuant de désigner les libéraux comme des progressistes.

On est tenté de dire que J. Dewey est le vrai démocrate et W. Lippmann un faux, mais n’oublions pas que W. L. était proche du pouvoir politique et les défis qu’il était appelé à relever étaient autres que ceux de J.D.  En effet, comment incarner une pensée politique dans un ensemble d’actions formant un programme économique, social et politique ?

J. Dewey va donc proposer une nouvelle « planification » qui n’a rien à voir avec celle de W. Lippmann qui préconise une planification d’en haut vers le bas et encore moins avec le communisme. J.D. réclame une « socialisation de l’intelligence », sur le modèle de l’enquête, en vue de l’émergence d’une société capable de se gouverner elle-même tout en se planifiant continuellement. Au lieu du repli atomique de l’individu sur lui-même, ce nouveau libéralisme doit libérer les potentialités individuelles par une socialisation du savoir et les méthodes expérimentales, ce qui implique une planification collective et démocratique.

Dans sa critique de la planification W. Lippmann suit les analyses de L. von Mises et de Friedrich Hayek qui participeront un an plus tard (1938) au fameux colloque « Lippmann » de Paris. D’un coup de baguette il réduit le nouveau libéralisme de J. Dewey aux modèles dominants de planification par le haut en « oubliant » de dire que la planification deweyenne se fait par le bas, par les publics eux-mêmes !

Hybridant les analyses d’Adam Smith sur la richesse des nations et celles de H. Spencer sur la lutte pour la survie W. Lippmann insiste sur la croissance exponentielle que génère la division du travail à l’époque du capitalisme avancé. Cette croissance de l’optimum lui permet d’en faire le premier principe de  « The good society », son ouvrage de référence . Par « bonne société », (traduction française « cité libre ») il entend celle soustraite à toute discussion collective ou démocratique. Elle est maintenue dans un terme ultime et invariant (telos) censé donner sens et but à l’évolution dans son ensemble. Cette désignation du capital mondialisé comme fin transcendante du processus évolutif rend nul toute tentative de résistance.

Désormais le travail est déconnecté de la visée collective de son sens et se réduit à un « labeur » inféodé à la survie ou au profit dans le meilleur des cas.

Régulation par le droit

En 1937 il n’est plus question de philosopher. Les alternatives sur la table sont toutes problématiques :

  1. L’autorégulation du marché (Action providentielle d’une main invisible) A. Smith
  2. L’interventionnisme de l’Etat (J.-M. Keynes et surtout le 2ème New Deal 1936/38 de F.D. Roosevelt fortement critiqué)
  3. L’intelligence collective de J. Dewey (Comment la mettre en œuvre considérant ses préjugés sur les masses incultes ?)


Le néo-libéralisme de W. Lippmann veut s’en remettre aux artifices du DROIT et, d’autre part, une réadaptation forcée des populations aux exigences de la mondialisation, passant par une politique publique invasive par le biais de la propagande.

Réformer l’espèce humaine par le Droit

Par opposition avec la planification keynésienne, W. Lippmann s’empresse d’exiger du gouvernement une judiciarisation générale des rapports sociaux. Cette version néolibérale se caractérise par des procès soit un nouvel art de gouverner sans imposer de plans. Il suffit de réguler. Le cadre réglementaire se perfectionnant à la faveur des litiges et de la jurisprudence.

Pour W. Lippmann, planifier c’est, au pire, s’autoriser, comme dans les sociétés totalitaires, à décider par le menu de tous les détails, l’itinéraire et le but de chaque individu.

Lorsqu’une majorité  conservatrice, « Anti-New Deal », de la Cour suprême (USA) annule un par un des pans de la législation sociale en faveur des ouvriers, par exemple dans l’affaire Lochner v. New York (1905), la Cour invoque la « liberté des cocontractants » pour invalider la limitation à 60 heures du travail hebdomadaire des boulangers New Yorkais. C’est le retour du «Laisser-faire»  L’affaire est grave, car le pouvoir judiciaire s’est placé au-dessus du pouvoir législatif. C’est un revers pour F.D. Roosevelt et les progressistes comme J. Dewey.

Pour W. Lippmann, conservateur, le retour du «Laisser-faire» » semble être un moindre mal. Ce qui compte dans la judiciarisation  généralisée des rapports sociaux, c’est surtout de retirer la loi des mains incompétentes de la « masse » et de ses représentants politique et, par là même de soustraire le mode de production capitaliste à toute délibération publique.

W. Lippmann, déterministe, fixe par avance les fins économiques de l’évolution qui impose de réformer l’ordre social, mais pas le capitalisme qui est au service d’un but transcendant (arbitraire).  La délibération politique doit se borner à réformer l’ordre social, afin de l’adapter au nouvel environnement défini par un mode de production capitaliste mondialisé. Erigé en « telos », c-à-d but ultime de l’évolution, ce mode de production capitaliste n’est pas destiné à se transformer !

Par ce coup de force, la « Grande société » se trouve réduite au mode de production capitaliste et devient, par cette réduction même, la source d’une juridiction nécessaire. Au passage il justifie la conquête des nations « arriérées » par les nations plus « avancées » sur la route de l’économie mondialisée. Lippmann (comme H. Spencer) préfère aux guerres coloniales brutales que toutes les nations entrent de plein pied dans le système capitaliste de production, censé dispenser désormais la loi commune, universelle. Cette loi fondamentale exige le respect des droits fondamentaux de l’individu. Elle impose la coopération de chacun et implique une régulation judiciaire de cette coopération par une compétition juste et loyale.

Pour J. Dewey, au contraire, l’espèce humaine doit toujours rester dans un rapport actif d’interaction et de transformation avec son environnement économique et social.

Tandis que certains voient, dans les lois de la nature, une compétition sans loi, une lutte pour l’existence, une guerre de tous contre tous, Lippmann oppose sa loi « supérieure » qui dénonce la compétition sauvage célébrée par la forme décadente du libéralisme. Fondée sur « la nature des choses » cette forme civilisée de compétition permet de dégager une hiérarchie naturelle où les inégalités sont fondées, non sur des artifices arbitraires, mais sur des « supériorités intrinsèques » de chaque individu. Le nouveau libéralisme de W. Lippmann, sous couvert d’égalité des chances, justifie les inégalités sociales en les déclarant « naturelles ».

Le paradoxe de ce nouveau libéralisme c’est que cette inégalité naturelle ne peut pas se dégager spontanément, sans règles ! Or l’arsenal artificiel du droit est toujours réquisitionné par le capitalisme, pour favoriser certains, au détriment des Autres et fausser le jeu naturel de la compétition. Il faut donc, selon W.L. réorienter le droit en direction d’une compétition juste et arbitrée par des règles du jeu équitables selon les principes de « fair play » prévalents dans les compétitions sportives.

De son point de vue, la concentration des profits n’appartient pas à l’essence du capitalisme, elle est le produit d’un système juridique déterminé qui fausse les règles du jeu en favorisant certains acteurs. L’ennemi n’est donc pas le capitalisme, mais le capitalisme d’Etat rendu inique par son arsenal de lois injustes. Cette analyse lui permet d’imposer deux thèses :

1) le capitalisme n’est pas responsable des misères ni des inégalités.

2) il remet en cause les grandes corporations et lutte contre les monopoles en faveur d’une compétition équitable entre petites unités individuelles. (A level playing field)

Pour J.D. l’égalité des chances désigne les conditions sociales et collectives de libérer l’impulsion créative de chacun de transformer l’environnement social en aidant les habitudes collectives à se réorganiser. Chez W.L. l’égalité des chances s’entend dans le cadre très restreint d’une compétition, elle-même chargée de dégager une hiérarchie entre les plus doués et les moins doués. Il pense que sa vision, mieux que celles de Dewey et Spencer, est en ligne avec la révolution darwinienne et de sa remise en cause de la Providence.

Quand bien même Lippmann reconnait le côté normatif de l’économie, on ne trouve pas dans ses textes de réflexions approfondies sur les valeurs et les normes indispensables pour accompagner la liberté et formaliser le droit. Certes il reconnait un principe d’égalité restreint (égalité des chances, concurrence équitable) alors que sa loi supérieure exigerait un principe d’égalité généralisé. Il ne dit rien des autres valeurs, car il fait confiance à la concurrence et aux experts chargés de rédiger le droit et d’édicter les normes… Hélas, le droit ne peut se concrétiser sans une réflexion fondamentale sur l’éthique et les valeurs. Sans références éthiques, le droit perd sa légitimité et devient l’instrument du plus fort. Ces choix éthiques ne peuvent être trouvés que dans un vrai processus démocratique. J. Dewey avait attiré son attention sur ces lacunes.

En ce qui concerne les formes d’action publique en faveur de l’espèce humaine, de sa santé et de la qualité de l’environnement naturel et urbain témoigne davantage d’une continuité avec le libéralisme classique plutôt qu’une rupture. Et pourtant rupture il y a dans la conception de la nature humaine. Tandis que la biopolitique des premiers libéraux repose, selon M.Foucault/JJ Rousseau, sur la confiance en une bonne nature de l’espèce humaine, l’agenda néolibéral de W. Lippmann repose sur la conviction inverse d’une défectuosité du matériau humain et consacre le retour en force des dispositifs de surveillance et de punition.

C’est sur cette conception de la nature humaine et celle du sens de l’évolution que les nouveaux libéralismes de J. Dewey et W. Lippmann entrent en choc frontal. J.D. fait confiance dans les potentialités créatrices toujours renouvelées de la nature humaine tandis que pour W.L. la nature humaine implique une rééducation coercitive et disciplinaire imposée par en haut. Les marchés sont très largement défaillants et leur efficacité relative ; il faut donc les réguler, mais pour cela il va falloir transformer le droit lui-même et le mettre au service, non plus de la stabilité, mais de la libération des forces nouvelles. (Au service de qui ? des investisseurs ?)

W. Lippmann plaide alors pour une utilité étendue dans l’éducation, la santé, les infrastructures, le contrôle des marchés, les assurances sociales, la protection de l’environnement. Il y a là une rupture avec le «Laisser-faire» . De fait la richesse créée par le marché peut être réinvestie dans ces domaines, car il y aura retour sur investissement. Ses choix sont donc très intéressés.

L. Rougier, organisateur du fameux colloque Lippmann, a fait remarquer, que la grande leçon du livre de Lippmann « The good society »  a été de révéler le rôle historique du droit et de ses instruments juridiques.  Tout au long du XIX siècle, il a défendu le statu quo, la fiction libérale, les misères et les injustices qu’il s’agissait justement de dénoncer. De fait, les libéraux, grâce à l’interventionnisme juridique de l’Etat et un énorme arsenal d’artifices réglementaires ont pu consolider leurs avantages acquis.

Dans ce processus d’émergence d’une nouvelle théorie, les ambiguïtés et les contradictions ne manquent pas et il arrive que W. Lippmann lui-même se contredise.

L’agenda social

Les politiques publiques ne doivent surtout pas se réduire à une redistribution des revenus qui entretiendrait la pauvreté. Elles doivent plutôt viser à redistribuer l’égalité des chances dans la compétition. Pour W.L.  cela fait partie des « fondations de l’économie sociale » De fait c’est une action sociale qui tend à réduire toutes les interactions sociales, (l’éducation, les soins, la culture, le  travail) aux relations économiques de coopération/compétition régies par un marché mondialisé auxquelles il s’agit de les réajuster. Naturellement décrétées d’en haut, elles ne font jamais l’objet d’une quelconque discussion démocratique.

En matière d’emploi Lippmann affirme la supériorité du capital sur le travail. Il faut rendre les hommes « adaptables » à l’endroit où ils sont nés. La mobilité du travail humain ne sera jamais à la hauteur de l’hypermobilité du capital. Les humains sont territoriaux, lestés par leurs habitudes, ils seront assignés à résidence pour mieux conjurer les risques d’une mobilité incontrôlée. Cependant les meilleurs d’entre eux échappent, par principe, à cette coercition. Il faut donc un contrôle social qui fixe les populations tout en évitant « le mal » de l’immigration d’une part et rendre la masse des individus plus malléables, dociles et polyvalents à l’endroit où ils sont nés.

En matière d’éducation un long conflit oppose Lippmann et Dewey, dans la même ligne que les discussions sur la démocratie et le libéralisme.

Conclusion

L’auteure de « Il faut s’adapter », Mme Barbara Stiegler, s’interroge sur ce sentiment diffus d’un retard généralisé, auquel il faudrait s’adapter. D’emblée il faudrait respecter les irréductibles différences de rythme qui structurent toute histoire évolutive. Il faudrait aussi éviter de se focaliser sur une seule cause. Il n’est donc pas question de désigner le néo-libéralisme comme la cause unique et exclusive de cette nouvelle manière de sentir le temps, tout à la fois inédite et héritée de longue durée.

L’évolution réclame des mutations permettant de survivre et de s’adapter au nouvel environnement d’une compétition accrue. Comment expliquer cette colonisation de tous les domaines de la vie et du champ politique par ce lexique « biologique » ? Faut-il voir la sourde persistance dans notre monde contemporain du darwinisme social (eugénisme) et de ses sinistres relents dont en Europe on espérait avoir expurgé toute survivance ? J. Dewey a avancé sa propre interprétation du retard de l’espèce humaine, incompatible avec celle de W. Lippmann.

On pourrait aussi se demander si la faiblesse des « libéralismes » ne vient pas seulement de leur conception étriquée de l’homme, mais aussi de l’évacuation pur et simple du référentiel éthique. On peut comprendre que les éthiques religieuses, traditionnelles et leurs prohibitions morales, étaient inadaptées pour accompagner la « Grande société », mais, à mon avis, une réflexion de grande envergure sur les valeurs fondamentales est incontournable.

Heureusement il y a une nouvelle génération de citoyens qui n’accepte plus les modes de vie du siècle passé et qui vont sans doute trouver une vraie réponse aux défis actuels. A moins que, comme « Sisyphe heureux » (A. Camus), ils retombent dans l’absurdité, le piège de la protection des plus forts.

Réduire un livre de 300 à 9 pages ne rend pas justice au travail très méticuleux et profond de Mme Barbara Stiegler, auteure de « Il faut s’adapter » Néanmoins j’espère que cet abrégé incitera mes lecteurs à lire son ouvrage complet. Je la remercie sincèrement de m’avoir ouvert les yeux sur les origines de cette idéologie, dominante et séduisante pour les uns et oppressante pour les autres.